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M comme mémoire

Frances A. Yates, L’art de la mémoire, 1966

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 » Dans l’Antiquité, qui ignorait l’imprimerie, une mémoire exercée avait une importance vitale. La gymnastique intérieure, le travail invisible de concentration auxquels se soumettaient les Anciens leur donnaient une mémoire puissante et organisée. Ils aimaient surtout les triomphes de mémoire : Sénèque le Rhéteur, professeur de rhétorique, était capable de répéter deux mille mots, dans l’ordre dans lequel on les lui avait donnés. Il pouvait également retenir des centaines de vers et les répéter à l’envers. Saint Augustin parle de l’un de ses amis, Simplicius, qui pouvait réciter Virgile à l’envers. De tels exploits attestent le respect que l’Antiquité avait pour l’art invisible de la mémoire et pour l’homme possédant une mémoire entraînée, une mémoire aux pouvoirs « presque divins » (divina prope memoria) écrira Cicéron.

C’est comme partie de l’art de la rhétorique que l’art de la mémoire (ars memorativa), maîtrisé par les Anciens, qui en avaient rédigé les règles et les lois, a voyagé à travers la tradition européenne.

5. Histoire du poète Simonide de Céos
Au cours d’un banquet, donné en Thessalie par le noble Scopas, le poète Simonide de Céos chanta un poème lyrique en l’honneur de son hôte, mais il y inclut un passage à la gloire de Castor et Pollux. Le mesquin Scopas dit au poète qu’il ne lui paierait que la moitié de la somme convenue pour le panégyrique et qu’il devait réclamer la différence aux dieux jumeaux. Un peu plus tard dans la soirée, on avertit Simonide que deux jeunes gens, qui désiraient le voir, l’attendaient à l’extérieur de la salle. Il quitta le banquet et sortit mais ne trouva aucune trace des jeunes gens. Pendant son absence, le toit de la salle de banquet s’écroula, écrasant Scopas et tous ses invités sous les décombres. Comme Simonide fut capable de se rappeler les places que chacun occupait à table, il permit d’identifier tous les cadavres atrocement broyés.
Cette aventure suggéra à Simonide les principes de l’art de mémoire, dont on dit qu’il fut l’inventeur.

Ce récit de la façon dont Simonide inventa l’art de mémoire est donné par Cicéron dans le De oratore, au passage où il traite de la mémoire comme de l’une des cinq parties de la rhétorique :
Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace . »